Il est l’un des meilleurs connaisseurs mondiaux de la géo-énergie, l’ancien ministrealgérien de l’Énergie, Nordine Aït-Laoussine, décrypte pour “Liberté” l’état du monde pétrolier et gazier fortement secoué par la crise sanitaire et ses conséquences économiques désastreuses. Il préconise pour l’Algérie de “provoquer un véritable choc” et de “s’engager, sans tarder, dans le renouvelable, garant de la sécurité énergétique”.
Liberté : L’Opep+ avait décidé, début décembre, au terme de négociations serrées, d’augmenter la production pétrolière de 500 000 barils par jour à compter du 1er janvier 2021. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ?
Nordine Aït-Laoussine : Après de longues et difficiles négociations, l’Opep et ses alliés ont, finalement, convenu d’un compromis entre les pays qui souhaitaient une application stricte de l’accord du 12 avril 2020, qui prévoyait une augmentation globale de leur production de 2 millions de barils par jour à partir de janvier, et ceux qui préconisaient le report de l’augmentation prévue en raison de la détérioration de la conjoncture due aux effets de la seconde vague de la pandémie de Covid-19.
Le compromis, basé sur une augmentation graduelle de la production globale de l’Alliance Opec+ au rythme mensuel de 0,5 million de barils par jour dès le mois prochain, devrait, en principe, atteindre 2 millions de barils par jour en avril. L’accord a, cependant, maintenu l’obligation pour les pays qui n’ont pas respecté leur quota cette année de compenser leur dépassement avec des réductions complémentaires.
Tout compte fait, si les engagements sont respectés, ils devraient entraîner une augmentation marginale de la production Opep de l’ordre de quelques centaines de millions de barils par jour en janvier et tout au plus de 1 million de barils par jour pendant le premier trimestre, si la réduction mensuelle est maintenue au-delà de janvier. Ce niveau devrait, en principe, conduire à une légère réduction des stocks.
L’Opep et ses alliés se sont finalement entendus sur l’objectif essentiel de poursuivre l’effort de réduction globale de production depuis leur accord d’avril 2020 pour éliminer progressivement les surplus de stocks mondiaux accumulés pratiquement sans interruption depuis 2014. Le compromis leur permet d’éviter un nouvel effondrement des prix que l’augmentation prévue explicitement par leur pacte d’avril 2020 aurait sans doute provoqué. Il faut donc s’en réjouir.
Estimez-vous que l’Opep et ses alliés font assez d’efforts pour stabiliser les marchés ?
Oui, mais au prix d’une baisse continue des exportations des pays membres dont on ne voit pas la fin dans la conjoncture actuelle et prévisible. Les dissensions internes apparues au cours des discussions n’augurent rien de bon pour la suite. Nombreux sont les pays au sein de l’Alliance Opec+ qui se sont engagés à réduire leurs exportations pour éponger un excédent de stocks mondiaux alimenté essentiellement par les gros producteurs et notamment par l’Arabie saoudite et auxquels ils ont très peu contribué. Ils avaient entretenu l’espoir que ce sacrifice serait compensé par une amélioration de leurs revenus, ce qui n’est pas le cas.
D’autres doutent du bien-fondé d’une stratégie de réduction continue de leur production. Ceux qui disposent encore d’une capacité excédentaire manifestent plus ouvertement leur désaccord. Cette situation est malsaine et risque d’encourager des dépassements de quotas, notamment de la part des producteurs le plus sévèrement touchés, tels que l’Irak et le Nigeria qui ont du mal à couvrir leurs besoins financiers essentiels.
Le rapprochement de l’Opep et des producteurs qui lui sont extérieurs est un facteur important à prendre en compte dans la capacité de l’Alliance à maintenir la pertinence de l’accord de limitation de la production. Êtes-vous optimiste quant au devenir de l’accord ?
En définitive, le redressement des cours induit par le compromis risque d’être de courte durée. À moins que l’Arabie saoudite ne décide d’annoncer de nouvelles réductions unilatérales et temporaires pour compenser, elle aussi, ses dépassements outranciers consécutifs à sa décision d’inonder le marché en 2014-2015 et de nouveau au printemps dernier. Sinon, les dépassements de quotas seront inévitables.
Il faut compter, en outre, sur le retour de la Libye. Ce pays a été jusque-là exempté de l’effort de réduction de production et refuse de s’y soumettre tant qu’il n’a pas retrouvé son niveau antérieur de 1,7 million de barils par jour du temps de Kadhafi. Il n’est pas possible d’ignorer la demande légitime de la Libye comme il faut se préparer à une demande similaire de la part de l’Iran et du Venezuela, eux aussi dispensés jusqu’à nouvel ordre de la règle des quotas.
À moins d’une révision fondamentale des quotas, je ne m’attends pas, dans la conjoncture actuelle, à un avenir serein pour l’Opep et ses alliés dans la mesure où la levée de ces restrictions, à la faveur de la nouvelle administration américaine, risque de ralentir l’élimination de l’excédent de stocks et, donc, de peser sur l’amélioration des cours. Il ne faut pas oublier, non plus, que la Russie n’est pas favorable à la reconduction indéfinie de l’accord Opec+.
Au-delà des aspects conjoncturels, liés à la pandémie de coronavirus, les marchés pétroliers sont devenus volatils et imprévisibles, tandis que les prix ont fortement baissé, ces dernières années. À quoi cela est-il dû ? Et quelles perspectives peut-on esquisser à moyen et à long terme ?
Les perspectives seront évidemment influencées par l’évolution de la conjoncture économique mondiale. Si le vaccin se révèle efficace et s’il est rapidement inoculé à l’échelle mondiale, on pourra espérer un rebond de la croissance économique.
Les récentes perspectives de l’OCDE tablent sur une croissance de l’ordre de 4% l’an prochain, ce qui peut paraître relativement optimiste au regard de l’aggravation toujours en cours de la deuxième vague de la pandémie dans de nombreux pays, de l’absence de nouvelles mesures de relance économique aux États-Unis et en Europe, et de l’impasse des négociations entre la Grande-Bretagne et l’UE sur le Brexit.
Malgré ces incertitudes, tous les analystes s’attendent à une augmentation appréciable de la demande pétrolière de l’ordre de 5%, l’an prochain, qui restera inférieure à la consommation de 100 millions de barils par jour environ enregistrée en 2019. À moyen terme, on ne reviendrait à ce niveau qu’en 2022 ou 2023.
Plus la dépression des marchés pétroliers s’étire dans le temps, plus il est difficile d’en guérir sans un traitement de choc. À votre avis, l’Algérie a-t-elle les moyens de s’en sortir rapidement ?
L’impact pour l’Algérie est connu de tous. Je me suis longuement exprimé sur cette question. C’est ce que nous comptions faire qui importait le plus. J’avais dit, précédemment, que notre pays était en train de subir une double peine. Celle d’une baisse de nos exportations doublée d’une baisse des prix. Devant le leadership impulsif de l’Arabie saoudite et le lamentable échec de sa stratégie, qui a contribué à la déstabilisation du marché depuis 2014, j’avais suggéré que notre pays envisage son retrait de l’Organisation si les mesures que j’avais préconisées alors n’étaient pas suivies d’effet, ou, à tout le moins, débattues. La situation s’est détériorée depuis.
Après le retrait du Qatar en 2018 et de l’Équateur en 2019, ce sont maintenant les Émirats arabes unis (EAU) qui se posent la question. L’Opep doit reconnaître que sa stratégie de défense d’un prix absolu au moyen d’une réduction systématique et continue de sa production a montré ses limites. La crise sanitaire a accéléré la transition énergétique essentiellement au détriment du pétrole, ce qui exclut un relèvement du cours du Brent au-delà du coût marginal moyen de production de 50 dollars le baril. Un tel niveau continuera à stimuler les productions concurrentes, et donc, affaiblir le pouvoir de l’Opep de peser sur le marché. Il faut s’attendre à de nouvelles crises qui donneront sans doute lieu à des ajustements palliatifs qui ne feront qu’ajourner de nouvelles mesures d’austérité.
Il faut maintenant sérieusement analyser les avantages et les inconvénients de notre appartenance à l’Opep : continuer à réduire notre production pour des revenus incertains et de plus en plus aléatoires ou reprendre notre liberté d’action et déterminer le meilleur usage des réserves pétrolières encore disponibles, tant qu’il est encore temps. Dans cette analyse, il faudrait garder à l’esprit, qu’au train où vont les choses, nous n’aurons plus de pétrole brut à vendre dans quelques années, mais des produits raffinés et pétrochimiques qui seront en grande partie consommés localement et exportés partiellement à des prix moins aléatoires.
Pouvez-vous nous parler du contexte international dans lequel évolue aujourd’hui le marché gazier ?
Le marché gazier a mieux résisté à la pandémie. La demande est plus résiliente. Le déclin, cette année, sera sans doute limité à 2 ou 3% contre 8 à 9% pour le pétrole. Les prévisions de besoin en gaz naturel à court et à moyen terme tablent sur le retour, dès l’an prochain, au niveau de l’an dernier et une augmentation soutenue (de l’ordre de 1 à 1,2%) pendant au moins deux décennies, alors que, pour le pétrole, on s’attend à un plafonnement de la demande dès la prochaine décennie, et son déclin par la suite, sous l’effet des mesures de protection de l’environnement et de l’accélération de la transition énergétique.
L’avenir du gaz naturel reste prometteur, malgré la pandémie. En ce qui concerne les prix, alors que le niveau du Brent est toujours inférieur à la moyenne de 2019, le BTU de gaz a déjà refait le chemin perdu pendant la pandémie et s’établit aujourd’hui à son plus haut niveau depuis le troisième trimestre de 2019. Tout compte fait, la crise sanitaire a accéléré la transition énergétique au détriment du pétrole, tout en améliorant les perspectives de développement du gaz naturel et, notamment, du GNL.
C’est la raison pour laquelle, les grandes compagnies internationales orientent le plus gros de leurs investissements dans la filière gaz au détriment des investissements consacrés à la filière pétrolière et qu’elles s’apprêtent à réduire progressivement l’étendue de leur portefeuille pétrole à la faveur d’un mix énergétique alliant les énergies renouvelables, le gaz naturel décarboné et l’hydrogène vert.
Qu’est-ce qui freine la transition énergétique et le développement des énergies renouvelables
J’ai déjà répondu à cette question à laquelle, je répondrai par un raccourci : c’est parce que nous avons encore du pétrole et du gaz. Nous sommes tous d’accord sur les immenses potentialités de notre pays et notre gouvernement se dit résolument engagé dans la transition énergétique. Avec l’impact considérable avéré de la pandémie sur l’avenir de l’industrie pétrolière, la diversification de notre économie trouve désormais une double justification : la fin prématurée de l’ère du pétrole et le développement intensif des énergies nouvelles, y compris la production d’hydrogène en symbiose avec la mise en valeur de nos réserves en gaz naturel.
Il faut le dire et le répéter : le développement des énergies renouvelables nous permet, non seulement d’assurer notre sécurité énergétique à long terme, mais aussi de contribuer efficacement à la diversification de notre économie. Et pas seulement : c’est bon pour l’environnement et la santé, c’est aussi bon pour le privé, et donc, pour la création de l’emploi, notre problème n°1. Il faut maintenant passer aux actes pour combler, sans précipitation, notre retard dans ce secteur.
Il faut provoquer un véritable choc et s’engager, sans tarder, dans une démarche qui doit s’inscrire dans une trajectoire crédible et durable. Mais sa mobilisation à grande échelle ne sera acquise qu’avec l’amélioration du climat des affaires, l’adaptation du cadre institutionnel et des capacités recherche-développement dans les filières du renouvelable. Le Commissariat aux énergies renouvelables et à l’éfficacité énergétique (Cerefe) vient de publier un rapport riche en enseignements. Nous savons désormais ce qui ne va pas, mais aussi ce qu’il faut faire avec un potentiel aussi riche et un vivier de compétences avérées.