ActualitéDernières nouvellesEnvironnement

SON COURS NE CHARRIE PLUS LA VIE, IL OFFRE UNE IMAGE DE DÉSOLATION: Le Sébaou, un fleuve spolié

En dépossédant le Sébaou de ses facultés de filtration, donc d’autoépuration, le pillage de son sable qui a littéralement laminé sa couche aquifère n’a fait que préparer le lit à une menace encore plus sérieuse : la pollution.

Agression après agression, plusieurs décennies durant, oued Sébaou a fini par ne ressembler plus, par endroits, qu’à un site défiguré par les bombes durant la Seconde Guerre mondiale. En proie, entre autres, à une extraction effrénée de sable et une pollution qui va crescendo, ce plus important cours d’eau de Kabylie, qui constituait également, jusqu’à un passé récent, l’une des principales sources d’alimentation en eau potable dans la région, est plus que jamais en péril.

Long d’une centaine de kilomètres, ce oued qui traverse deux wilayas, Tizi Ouzou et Boumerdès, avant de rejoindre la Méditerranée porte partout les stigmates  de  l’œuvre  destructrice  de  la  main  de  l’homme qui a redoublé d’acharnement, notamment depuis le début des années 90.

À l’exception de la cluse dite du Belloua que longe la rocade nord de Tizi Ouzou, très rares sont les tronçons de son lit qui ont échappé à la mutilation, ceci de la région de Azazga, où il prend naissance avec la confluence de plusieurs oueds de moindre importance dont Assif n’Boubehir et Messouya, qui sont déjà, eux  mêmes, réceptacles  de tout un réseau hydrographique collectant les eaux  de  la  haute Kabylie, jusqu’à son  embouchure  près de Dellys, passant par toute  la  vallée qui lui emprunte son nom pour  se faire nommer “la vallée  du Sébaou”, ou encore  les  plaines  de  Sidi Naâmane, Tadmaït et Baghlia, où son débit se renforce avec, entre autres, les eaux des oueds Bougdoura, Stita et Guergour.

Si sur certains tronçons, comme du côté de Fréha et de Tamda, le Sébaou commence quelque peu à panser ses plaies après une remarquable diminution de l’extraction du sable, dans sa partie qui s’étend de Boukhalfa, à la sortie ouest de la ville de Tizi Ouzou, jusqu’à Baghlia (wilaya de Boumerdès), le massacre se poursuit toujours, même s’il faut reconnaître qu’il n’est plus ce qu’il était il y a encore quelques années.

Tout au long de ce tronçon de plusieurs dizaines de kilomètres, le nombre important de chemins de fortune qui donnent accès au lit d’oued témoigne déjà de l’intensité de l’activité sur les lieux. Ils sont, pour la plupart, ouverts aux lisières des étendues de vignobles pour lesquels ces plaines du bas Sébaou sont réputées. Ils sont, pour la plupart, très accidentés, cahoteux et sinueux, et longent parfois le lit d’oued sur plusieurs kilomètres. La journée, ils sont quasiment déserts, mais, la nuit venue, ils deviennent mouvementés.

Exactement comme le lit de l’oued  lui-même qui, par certains endroits, à Tadmaït et Baghlia, et par certaines soirées du mois d’août dernier, était à confondre avec un centre urbain animé en nocturne.

Il s’agit d’un intense mouvement d’engins, de camions et même de tracteurs agricoles, phares allumés, s’adonnant à la sale besogne de pillage en règle du sable de cet oued à l’ombre duquel, dit-on, d’immenses fortunes se sont constituées. Le matin venu, le sable extrait est déjà sur les routes, son argent dans les coffres et ces mêmes endroits ne ressemblent plus qu’à des cimetières avec leur calme et leurs tombes nouvellement creusées.

Durant la journée, tout au long du lit de ce oued que nous avons eu à parcourir à pied sur plusieurs kilomètres à partir de l’entrée de Sidi Naâmane, on n’y voit que des traces fraîches de rétrochargeurs, de pelleteuses et de camions, des monticules de sable gardés en stock, des cratères, aussi larges que profonds, des ceintures de gabionnage, en partie ou totalement éventrées un peu partout tout au long des rivages, et aussi des ponts dont les pieux d’ancrage sont en partie déchaussés suite à des affouillements atteignant jusqu’à 8 m de profondeur comme c’est le cas de celui de Baghlia.

Bref, toute la désolation et la laideur semées au passage des pilleurs. De bruit, on n’y entend que le ronronnement des pompes à eau, parfois implantées à proximité des étangs d’eaux usées, pour arroser les vignobles et autres cultures maraîchères développées tout le long de l’oued. Mais rarement des personnes.

Encore moins celles disposées à parler. Dans ces contrées, personne n’a jamais rien vu ni entendu. Un agriculteur rencontré sur une des routes menant vers le lit d’oued nous a même déconseillé de décliner notre profession. “Les gens du sable n’aiment pas qu’on fourre le nez dans leurs activités”, dit-il.

Les propos de cet habitant ne sont pas sans rappeler l’affaire d’un confrère qui a osé, caméra entre les mains, un reportage filmé pour le compte d’une chaîne privée qui émet en offshore et qui est revenu avec son matériel saccagé et le bras dans le plâtre. Dans ce no man’s land, où même les services de sécurité ne s’aventuraient que rarement jusqu’à un passé récent, la loi de l’omerta est toujours d’actualité.

Pillage de sable 
Pourtant, officiellement, l’extraction de sable des oueds est interdite depuis 2009 à la faveur d’un décret exécutif 09-376 du 16 novembre de la même année. Ce texte suivi d’une circulaire du ministère des Ressources en eau, puis d’un arrêté du wali le 21 janvier 2010, a interdit à la fois l’extraction de sable et toute transformation de tout-venant au niveau des rivières.

Ainsi, les sablières qui se partageaient “légalement” l’extraction du sable des oueds dans la wilaya de Tizi Ouzou ont été toutes démantelées, mais l’entreprise de destruction ne s’est jamais arrêtée. Bien au contraire, l’extraction était devenue encore plus effrénée, plus irrespectueuse de l’environnement.

Profitant de la dégradation de la situation sécuritaire qui persistait sur l’axe Sidi Naâmane – Baghlia – Dellys qui avait la sinistre réputation de coupe-gorge même un peu au-delà de 2010, et aussi du retard accusé dans la mise en place des solutions alternatives promises, à savoir l’exploitation du sable de carrières, des “barons” sans foi ni loi ont pris le relais et se sont emparés de cette filière très juteuse.

Durant longtemps, le nom d’un ancien “général” qui n’est plus en fonction raisonnait inlassablement dans tout l’oued. À tort ou à raison, on lui attribuait la paternité de cette exploitation clandestine et les milliards qu’elle générait. Le désastre causé aussi. Mais il va sans dire que le sable du Sébaou a profité à de nombreuses personnes avides de gain facile durant plusieurs décennies.

Même si cette extraction illicite du sable du Sébaou se poursuit, son intensité a nettement reculé. “L’activité d’extraction a fortement baissé, particulièrement depuis le début du confinement, en raison de la paralysie des chantiers de construction, autrement dit le mouvement dans l’oued était plus remarquable jusqu’à la veille du confinement”, nous a expliqué un habitant de Sidi Naâmane, précisant que même avant le confinement, le pillage du Sébaou avait déjà reculé.

En 2015 déjà, la direction de l’hydraulique avait annoncé que “grâce à la poursuite et au renforcement de la lutte”, l’extraction illicite du sable du Sébaou avait reculé de 70%. Mais pour certains riverains des zones concernées, ce recul ne doit rien à l’action de l’État mais plutôt au fait qu’il ne reste, affirment-ils, “plus grand-chose à piller”. “La course au gain facile qui s’est conjuguée au laxisme de l’État a été d’un coût écologique des plus lourds pour ce patrimoine hydraulique”, a déploré l’un d’entre eux.

Asséché
Les dégâts qui lui sont causés sont énormes. Pas seulement au Sébaou lui-même, mais aussi aux terrains agricoles mitoyens et surtout aux ouvrages hydrauliques dont certains n’ont pas résisté aux intenses affouillements qui les ont complètement dénudés et fragilisés. Mais le pire de tout est que le Sébaou a vu, selon les chiffres officiels, son débit moyen qui était de 23,4 m3/seconde baisser de 30% ces dernières années.

Une baisse qui, selon un spécialiste en hydraulique, a fait que des remontées des eaux de mer sur une distance de 4 km de l’embouchure du Sébaou sont enregistrées et avec elles un phénomène de salinisation de la nappe souterraine et de l’eau de surface. Concernant les eaux souterraines, le laboratoire des eaux de l’université de Tizi Ouzou dit avoir relevé qu’à Baghlia notamment, la couche aquifère a totalement disparu par endroits et avec elle les eaux souterraines.

En dépossédant le Sébaou de ses facultés de filtration, donc d’autoépuration, le pillage de son sable qui a littéralement laminé sa couche aquifère n’a fait, à vrai dire, que préparer le lit à une menace encore plus sérieuse : la pollution.

Durant  nos  tournées,  c’est  à  proximité  du  pont ferroviaire de Draâ Ben Khedda que nous commençons  à  apercevoir  les  premiers étangs d’eaux usées, aux fortes odeurs nauséabondes, formés sur les lieux même où le sable est visiblement extrait jusqu’à des profondeurs assez inquiétantes.La situation ne fait que se compliquer au fur et à mesure que nous avançons vers Tadmaït. Encore davantage en se rapprochant de Baghlia.

La faiblesse de la pluviométrie durant la dernière saison hivernale et l’absence des fortes crues qui ont pour habitude de les entraîner jusqu’à la mer a fait que les eaux usées sont restées partout en stagnation. Selon une étude réalisée en 2017 par des étudiants de l’école nationale de l’hydraulique de Blida, les rejets domestiques constituent la source la plus importante de pollution du Sébaou.

“Ces eaux proviennent des grandes concentrations urbaines, notamment les agglomérations de la vallée et des villages situés sur les hauteurs du bassin versant jusqu’à oued Sébaou”, est-il relevé dans cette étude. En se basant sur les données de l’agence des bassins versants reprises par cette étude, en 2014 déjà, 105 unités industrielles polluantes dont les rejets sont épurés ou non atterrissent dans oued Sébaou, et que 34% de leurs rejets sont épurés.

Parmi ces unités, 39 activent dans l’agroalimentaire, 28 dans les matériaux de construction, 8 dans les produits chimiques, 3 dans les produits parapharmaceutiques… Mais pas seulement ! Des rejets émanant de 704 huileries, 19 abattoirs et tueries ainsi que plusieurs stations de lavage-graissage finissent également leur course dans ce cours d’eau. Leur nombre n’a fait qu’augmenter depuis cette période.

L’étude n’écarte pas également une pollution d’origine agricole. “Seulement les pesticides sont difficiles à identifier et donc difficiles à maîtriser”, y est-il relevé.  Récemment, le Sébaou qui est tombé dans un quasi oubli s’est soudainement fait rappeler à l’opinion. Par la menace de pollution justement. Ce fut lorsqu’une fausse alerte aux poissons morts, par milliers, a été tirée le 16 août dernier.

Avant cette alerte, que la direction de l’environnement de Tizi Ouzou a vite démentie après avoir mené des investigations sur place, une précédente alerte a été lancée par un député qui a saisi le wali de Tizi Ouzou, le 3 mai, pour l’informer qu’“une quantité de déchets toxiques qui avoisinerait une tonne est déposée à la jonction d’oued Stita avec Sébaou”. Fussent-elles fausses, ces alertes ont eu le mérite de remettre sur la table la question de la menace écologique qui pèse sur oued Sébaou qui poursuit sa descente aux enfers dans une indifférence totale.

Liberté

Author Details
Digital Communication
×
Digital Communication
Latest Posts