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Mourad Preure, expert pétrolier international et président du cabinet Emergy : « La transition énergétique n’est pas qu’une coquetterie, elle est une urgente nécessité

Quelles nouvelles du marché pétrolier à l’international et quels enjeux nouveaux ? Où en est l’accord de l’Opep élargie et où en sont les pays producteurs concernés dans la recherche du meilleur équilibre possible entre l’offre et la demande sans préjudice de leurs intérêts respectifs ? Qu’en est-il du potentiel national en hydrocarbures ? Et comment sortir de l’ère de l’ancien ministre de l’Energie Chakib Khelil dont le nom est pour beaucoup synonyme de bouleversements dans le domaine de la politique énergétique algérienne ? Quid du renouvelable et de la manière de l’intégrer, enfin, dans le bouquet énergétique national comme ressource alternative au fossile ? A toutes ces questions et d’autres, l’expert Mourad Preure répond avec la précision et la clarté qui lui sont coutumières. Entretien.

Reporters : L’Organisation des pays producteurs de pétrole (Opep) s’est réunie à Vienne, les 1er et 2 de ce mois, quelle lecture faites-vous de la prolongation de l’accord sur la baisse de la production pétrolière ainsi que l’entente entre l’Arabie saoudite et la Russie qui a été critiquée par le ministre iranien ?
Mourad Preure : De fait, l’Opep a sans cesse été confrontée à un dilemme : défense des prix ou défense de ses parts de marché. Lorsque la production non Opep a commencé à prendre de l’ampleur, principalement, alors, en mer du Nord, la décennie quatre-vingts du siècle passé, l’Opep avait vu sa part dans la production mondiale fondre et passer de 56% en 1973 à 29% en 1986. La hausse des prix a rentabilisé les investissements en exploration production dans les zones non Opep. Il faut souligner ici, comme l’avait rappelé l’expert Nicolas Sarkis, que ces investissements avaient été financés par les placements des pétrodollars des pays Opep dans les banques occidentales. L’arrivée de ces productions sur le marché a érodé les parts de l’Opep au point où, sous l’impulsion du ministre saoudien du Pétrole, M. Zaki Yamani, l’Opep a engagé sa première guerre des prix en augmentant sa production pour regagner ses parts de marché. Mal lui en prit puisque les prix se sont effondrés, engageant les pays de l’Opep dans des crises économiques sévères et cette dernière à renoncer à cette guerre des prix qui aura été un désastre pour elle. Ainsi, l’Opep s’est alors orientée dans une politique de défense des prix, restreignant sa production en instaurant des quotas pour chaque pays membre. Cette politique s’est révélée difficile à tenir, le partage des sacrifices a mis en danger la cohésion de l’Opep. Néanmoins, c’était la seule voie pour maintenir un prix minimum rémunérateur pour les pays producteurs. En 2014, l’Opep, encore une fois sous l’impulsion de l’Arabie Saoudite, a cédé à la tentation de la guerre des prix. Cette fois-ci, ce fut pour lutter contre la pression exercée sur le marché par les pétroles de schistes américains. Cela, alors que l’Opep dépassait largement son plafond de production de l’ordre de 30 millions de barils jours (Mbj). Mal lui en prit encore, les prix se sont encore effondrés, atteignant le seuil de 32 dollars le baril. La rencontre tenue à Alger en novembre 2016, à l’occasion de la réunion de l’International Energy Forum, regroupant pays Opep et non Opep, a abouti à un consensus, que nous pouvons appeler le Consensus d’Alger. Les pays de l’Opep ont trouvé la base d’un accord avec dix pays non Opep significatifs menés par la Russie pour limiter la production et défendre les prix. Cet accord, réduisant la production de 1,2 Mbj, consacré par la réunion de Vienne en janvier 2017, est, de fait, toujours en vigueur. Les pays membres représentent 90% des réserves mondiales et 50% de la production. La dernière réunion, tenue ce début juillet, prolonge cet accord pour neuf mois encore et donne un signal fort au marché. Quelques jours auparavant, lors d’une rencontre tenue en marge de la réunion du G20, le président Poutine et le prince Mohamed Ben Salmane ont donné le ton en annonçant la prolongation de l’accord de réduction de la production. L’Arabie saoudite avait déjà réduit sa production à 9,7 Mbj indiquant ses intentions. Ainsi, les producteurs sont désormais réunis autour d’une ligne de défense des prix, avec deux leaders : l’Arabie saoudite et la Russie. Ces deux pays ont chacun ses raisons pour un tel choix. La Russie, fortement dépendante de ses exportations d’hydrocarbures, a durement souffert de la baisse des prix. L’Arabie saoudite, tout autant, vivant pour la cinquième année consécutive un déficit budgétaire, de l’ordre de 100 milliards de dollars. La crise économique vécue par ce pays compromet son modèle de gouvernance et de stabilité politique fondé sur la rente pétrolière. Elle survient, de surcroît, dans une phase de succession dynastique particulièrement sensible et porteuse d’incertitudes. De fait, cet axe Arabie Saoudite – Russie me semble robuste et en mesure de peser dans le court – moyen terme sur le marché pétrolier. La logique qui réunit ces deux pays se résume en la nécessité de voir les prix fluctuer dans un sentier qui, en même temps ne pénalise pas les producteurs et ne détruit pas la demande tout en appelant à un partage des sacrifices par tous les producteurs mondiaux. Pour l’heure, le renforcement des quatorze pays de l’Opep par dix producteurs autour de la Russie agit favorablement sur le marché et est porteur de stabilité.

Malgré le prolongement de l’accord de réduction de la production décidé par l’Opep et ses alliés, les prix de pétroles baissent. Votre commentaire?
Non, tout de même. Les prix pétroliers ont gagné 25% depuis le début de l’année. Le marché pétrolier est par essence volatil, spéculatif et sensible à la géopolitique. Les fondamentaux (offre, demande, stocks) sont loin d’être les seuls à déterminer les prix. Aujourd’hui, les marchés pétroliers se sont interconnectés entre eux à travers la planète et interconnectés en même temps avec les marchés financiers qui leurs diffusent leur volatilité. Considérant les fondamentaux, nous pouvons dire que le marché est bien approvisionné et tend vers l’équilibre. A titre d’exemple, en 2014 le marché était sur-approvisionné avec la révolution des pétroles de schistes américains et la surproduction de l’Opep. Il n’a pas été sensible aux convulsions géopolitiques du Moyen-Orient, alors que le gisement géant de Kirkouk en Irak était contrôlé par Daesh. En 2019, le marché a vite réagi à l’incident pétrolier dans le détroit d’Ormuz. Il y a crainte aujourd’hui d’une rupture d’approvisionnements, ce qui n’était pas le cas en 2014. Cela dit, la volatilité est dans la nature de ce marché, comme je l’ai dit plus haut. Il est normal que les prix fluctuent en fonction des évolutions anticipées des fondamentaux sur le très court terme. D’ailleurs, les prix se redressent ces jours-ci, remontant à 67 dollars le baril.

S’agissant des cours de l’or noir, quelles sont vos prévisions pour le deuxième semestre de l’année 2019 ? Et quelles appréciations faite-vous par ailleurs du 1er semestre de l’année ?
Je crois que j’avais déjà dit que les prix allaient fluctuer autour d’un pivot de 65 dollars le baril cette année. Nous y sommes. Il y a des incertitudes, d’abord au niveau de l’offre avec l’arrivée des volumes du Permien américain, encore limités du fait de saturation des oléoducs, ensuite au niveau de la demande en cas de durcissement de la guerre commerciale qui oppose les Etats-Unis à la Chine et qui risque d’impacter la croissance mondiale déjà insuffisante pour une relance effective de la demande pétrolière. L’embargo et la crise engendrée par l’attitude américaine vis-à-vis de l’Iran portent des effets déflagrants certains. La demande pétrolière a été négativement impactée par les performances économiques du Japon et de l’Europe OCDE. L’Agence internationale de l’énergie revoit sa croissance à la baisse de 100 000 bj à 1,2 Mbj. Mais il semble acquis que la demande reprendra sa croissance moyenne de 1,4 Mbj en 2020, la croissance économique mondiale, qui aura été de 3,2% en 2019, serait de 3,4 Mbj en 2020. Il faut rappeler que le niveau de la croissance mondiale a été en moyenne de 5% les cinq années avant la crise économique de 2008. Les performances de l’économie mondiale, encore convalescente, pèsent sur la demande pétrolière, cela, alors que le dynamisme de la production américaine, désormais la première mondiale, pèse sur l’offre, avec un effet d’éviction sur le pétrole Opep. La ligne de défense des prix qui regroupe Opep et pays non Opep, comme évoqué plus haut, a un effet stabilisateur fort qu’intègrent les marchés. Ajoutons encore que les gains de coûts de production des pétroles de schistes américains tendent à atteindre leurs limites, ce qui ne peut ne pas agir sur les postures prises par ce pays, nonobstant les décisions déstabilisatrices sur le marché prises par son Président. Pour vous répondre donc, je pense qu’une fluctuation des prix autour d’un pivot de 65 dollars est fortement probable avec une moyenne annuelle à ce niveau médian.

Où sommes-nous dans le développement des secteurs pétrolier et gazier ?
Notre secteur pétro-gazier présente un fort potentiel, je le souligne. Cependant, nous vivons les conséquences d’une politique erratique quinze ans durant. La loi 86/14, qui était attrayante pour les compagnies pétrolières internationales tout en sauvegardant strictement notre souveraineté, a été abrogée en 2005 au profit d’une nouvelle loi qui a été, elle-même amendée en 2006.
Ainsi, nous avons eu une stabilité sur le plan juridique pendant vingt ans. Puis, en l’espace d’une année, nous avons modifié notre législation pétrolière deux fois, pour la modifier encore en 2013. La conséquence a été une désaffection de compagnies pétrolières internationales pour notre pays dont l’image a été sévèrement brouillée. L’investissement dans l’amont pétrolier et gazier s’en est gravement ressenti. La conséquence de tout cela est le déficit en volumes aujourd’hui pour assurer nos objectifs d’exportations rendus encore plus pressants du fait de la baisse des prix pétroliers et des besoins d’investissements de notre économie. Dans le même temps, la demande nationale explose autant pour le pétrole que pour le gaz naturel. Nos plus importants gisements ont souffert des niveaux de production et du désinvestissement. Ils nécessitent à présent un soin particulier et des investissements pour les sauvegarder et garantir leur développement. Pour aggraver encore les choses, Sonatrach a subi de graves séismes, son image injustement et contre toute logique altérée, ses meilleurs cadres poussés à partir, son expertise, chèrement constituée, cannibalisée par des compagnies étrangères concurrentes, notamment au Moyen-Orient. Il faut rendre grâce à ses experts, managers, techniciens et cadres qui, par leur compétence et leur patriotisme, ont sauvegardé l’outil de production et permis à la compagnie de tenir ses engagements tant nationaux qu’internationaux.

Le pays traverse depuis plus de quatre mois une conjoncture politique particulière. Pensez-vous que cette dernière a un impact négatif sur les transactions de l’Algérie avec ses partenaires étrangers ?
Sur ce sujet, je suis optimiste. Je participe à des rencontres pétrolières et gazières internationales et suis membre de think tanks qui traitent de ces questions. Autant que durant la décennie noire et le risque terroriste, les pétroliers internationaux font confiance en l’expertise des cadres de Sonatrach, leur sérieux et leur compétence. Il reste que les turbulences politiques affectent le climat général des affaires et donc Sonatrach de manière incidente. Mais, dans des rencontres récentes, je n’avais pas eu à faire beaucoup d’efforts pour convaincre les milieux pétroliers sur la stabilité de notre industrie pétro-gazière et l’absence de risque de rupture d’approvisionnements venant de notre pays. Songez qu’au plus fort du terrorisme, alors que le gisement plus proche par rapport à nos frontières est d’au moins 700 kilomètres, la majorité dépassant le millier de kilomètres, il n’y a eu aucune rupture d’approvisionnement de nos clients. Le mérite en revient au personnel et dirigeants de Sonatrach mais aussi à notre armée et à nos services de sécurité. De ce point de vue, nous avons fait école, je l’ai constaté. Mais, je profite de votre question pour aborder un point qui me tient à cœur : la loi sur les hydrocarbures. Oui, la législation actuelle est décourageante, les résultats en matière de partenariat international pour l’exploration et le développement de nos gisements sont là pour le démontrer. A ce sujet, je recommande le retour à la loi 86/14 dont le cœur est le contrat de partage production ou « Production sharing agreement ». Ce dispositif juridique est connu par les compagnies pétrolières et bien maîtrisé par leurs juristes. Vous savez que le risque est consubstantiel à notre métier de pétroliers. Risque géologique, risque commercial, risque financier, risque géopolitique. Vous ne pouvez pas encore ajouter le risque juridique. Notre industrie est une industrie intense en capital et donc de long terme. Les pétroliers n’aiment pas que l’on touche trop à la législation. En l’espèce, ils préfèrent être en terrain connu, d’autant qu’il y a une forte concurrence des producteurs pour attirer les compagnies internationales et que l’investissement dans l’exploration – production s’est contracté de 1 000 milliards de dollars depuis le choc baissier de 2014. Revenir à la loi 86/14 en l’enrichissant de mécanismes d’écrémage des superprofits, de prise en compte des petits gisements et des hydrocarbures non conventionnels, voilà ce que je recommande. Il me semble nécessaire de le faire au plus vite, car entre la mise en place d’une législation (loi et décrets d’application), la signature des premiers contrats et le lancement des chantiers, il faut au moins une année dans le meilleur des cas. Or, nous avons besoin de volumes de manière pressante, autant pétroliers pour soutenir nos exportations et aider notre économie à passer cette crise, que gaziers pour les mêmes raisons, mais aussi pour défendre nos parts de marchés sur notre marché naturel, l’Europe, aujourd’hui menacé par des nouveaux entrants très agressifs (Etats-Unis, Qatar, Est méditerranéen, et demain Afrique de l’Est.) et qui menacent de nous en exclure si nous n’y prenons garde.

Vous avez affirmé à plusieurs reprises que la puissance pétrolière des pays producteurs de pétrole réside en premier lieu dans l’élément humain et non pas dans les richesses naturelles. Comment jugez-vous la qualité de la formation dans le domaine en Algérie ?
Même s’il faut résolument s’engager dans le développement de nos réserves, on voit bien que la voie royale pour le développement pétro-gazier national est de disposer d’une puissante compagnie pétrolière nationale, forte de son excellence managériale et technologique, détenant des réserves à l’étranger.
Sonatrach, demain, en diversifiant son développement vers les énergies renouvelables, et en construisant des partenariats stratégiques avec des leaders mondiaux (elle en a les moyens), sera la locomotive de la transition énergétique dans notre pays, tout en ayant la qualité, vu l’ensoleillement exceptionnel de notre pays, pour devenir un leader mondial dans la transition énergétique.

Sur la question des énergies renouvelables, vous avez plaidé par ailleurs pour l’investissement dans le secteur des énergies solaires afin de produire de l’électricité. Pourquoi l’Algérie ne s’est pas encore lancée dans ce domaine en dépit des potentiels naturels qu’elle recèle ?
Voyez-vous, je me pose la question. Le Centre national de développement des énergies renouvelables (CDER), avec une équipe dynamique, fait d’excellentes choses consacrées par une reconnaissance internationale. Mais, en matière de développement des énergies renouvelables, nous sommes très en retard. L’ensoleillement naturel de notre pays est exceptionnel. Jugez donc. 2 000 KWh par kilomètre carré, 3 500 heures d’ensoleillement au Sud, soit 86% du territoire national, 2 650 heures au Nord. L’Algérie est une véritable pile électrique à ciel ouvert. Et pourtant ! En 2011 il a été décidé par le gouvernement un programme de réalisation de 22 000 MW d’électricité solaire. Il y a huit ans de cela ! Pour l’heure, l’énergie que nous consommons vient quasi totalement des hydrocarbures, ressource épuisable s’il en est qui est par ailleurs notre source essentielle d’exportations. La transition énergétique dans notre cas n’est pas qu’une coquetterie, elle est une urgente nécessité.
Les renouvelables représentent 14% de la consommation mondiale d’énergie, elles représentent chez nous, je crois, à peine 0,2%. Nous ne manquons pas d’intelligence ni d’expertise dans le domaine, nous manquons de volonté et surtout d’une vision stratégique. Nous sommes qualifiés, vu nos conditions naturelles et la présence d’une compagnie de la stature de Sonatrach, mais aussi de Sonelgaz, pour figurer parmi les leaders dans la transition énergétique. Il nous faut construire des partenariats stratégiques avec des leaders technologiques dans le domaine (notamment Européens dont l’excellence scientifique et technologique est établie mais qui souffrent de la concurrence asiatique qui les met en péril) pour donner à la transition énergétique la dimension d’une ambition industrielle qui entraînerait nos entreprises publiques et privées, nos universités et notre recherche. Il ne s’agit pas d’importer clés en main des installations solaires, mais d’enclencher un cercle vertueux où transition énergétique et développement industriel, scientifique et technologique convergent et se nourrissent mutuellement. Vous me donnez ici l’occasion de conclure sur une idée qui me semble importante. Il faut très vite réactiver le Conseil national de l’énergie car nous en avons un besoin urgent. Nous souffrons de l’absence d’une stratégie énergétique nationale qui garantira les équilibres énergétiques nationaux à long terme. Cette stratégie permettra de mettre en action dans ce but, harmonieusement, acteurs énergétiques, industriels, universités et recherche. Elle permettra de satisfaire nos besoins à court, moyen et long terme, soutiendra le développement national, garantissant l’émergence et la puissance de notre pays.

reporters.dz

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